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Le mythe d'Icare

le souhait de voler comme un moyen pour l'homme de dépasser ses limites

1. l'air un élément non maîtrisé par l'homme

De tous temps, l’homme a cherché à s’affranchir de ses limites naturelles.


Mammifère bipède, limité à la terre ferme, il a d’abord trouvé relativement facilement le moyen de se déplacer sur l’eau. On trouve en effet dans toutes les civilisations antiques des récits de bateaux permettant à l’homme de s’y mouvoir.


Les civilisations qui avaient la maîtrise des mers dominaient sur les autres.

En témoigne par exemple la richesse des marchands phéniciens qui, grâce à leur sens de la navigation, commerçaient à travers toute la Méditerranée.

Un exemple encore plus frappant nous est fourni dans la description faite par Homère de la puissance maritime grecque : Le Catalogue des vaisseaux (en grec ancien νεῶν κατάλογος / neōn katálogos) est un passage célèbre du chant II de l’Iliade. Dans ce passage, il suspend son récit de la guerre de Troie pour se lancer dans une énumération des forces grecques en présence. Pour cela, c’est à travers une description des 1186 bateaux grecs qu’il détaille une force d’environ 120.000 hommes. La description des forces troyennes (le catalogue des Troyens), plus succincte, se contente de lister les chefs et leurs lieux d’origine : la force d’un peuple est associée à la maîtrise d’un élément, ici l'eau.

Mais l’air est resté un milieu que l’homme ne parvenait pas à explorer. Les différentes mythologies attribuent la capacité  à voler à une nature divine. Ainsi en est-il des représentations de la déesse égyptienne Isis ou du dieu grec Hermes, messager des dieux, qui dispose d’ailes fixées à ses chevilles.

Isis, fresque du temple de Louxor

Hermes, vase grec

2. le mythe d'Icare

C’est de nouveau dans la mythologie gréco-romaine que nous retrouvons le premier récit d’hommes volants : Dédale et son fils Icare.
Le récit est conté par le poète romain Ovide (43 av. JC - 17 ap. JC). Il a été marqué par cette fable puisqu’il la conte à deux reprises dans L’art d’Aimer et dans Les Métamorphoses.
Nous examinerons principalement la narration extraite des Métamorphoses. Il s’agit d’une de ses œuvres principales qui prend la forme d’un long poème épique qui, en reprenant plus de 250 fables à partir des poètes de l’époque hellénistique (IIIème siècle av. JC – Ier siècle av. JC), décrit la naissance et l'histoire du monde gréco-romain jusqu'à l'époque de l'empereur Auguste.


Le récit de la fuite d’Icare et son père Dédale du labyrinthe se trouve au chapitre VIII des Métamorphoses.
Dédale est un architecte de talent qui a créé pour le roi Minos, roi de Crête, le labyrinthe dans lequel est enfermé le Minotaure, créature monstrueuse fruit des amours de la reine Pasiphaé et d’un taureau. Minos exige que les athéniens qu'il a vaincu lui livrent tous les 9 ans en tribut 7 jeunes afin de nourrir le Minotaure. Thésée, fils d'Egée, roi d’Athènes, se substitue aux 7 jeunes pour défier le Minotaure. 

Mais à l'affrontement du Minotaure s'ajoute la difficulté de ressortir du labyrinthe. C'est Dédale qui explique à Ariane, fille de Minos amoureuse de Thésée, comment retrouver la sortie : en déroulant un fil de laine tout au long de son parcours.

A la suite de la sortie victorieuse de Thésée, Minos décide de punir Dédale et de l’enfermer dans le labyrinthe avec son fils Icare.

Fort de son génie, Dédale invente un nouveau moyen de s'enfuir : en volant comme un oiseau !

3. le récit d'Ovide : la fuite d'Icare et Dedale par les airs

Durant ce temps, Dédale avait pris en haine la Crète, et son long exil. Il ressentait la nostalgie de son pays natal et, voyant la mer fermée devant lui, il dit : « Que les terres et les ondes me fassent obstacle, soit ! Mais le ciel reste ouvert. Nous irons par là. Minos peut bien maîtriser tout, il n'est pas maître de l'air. »

Sur ces paroles, il se concentre sur un art inconnu et impose à la nature des lois nouvelles. En effet, il dispose des plumes régulièrement, commençant par la plus petite, les plus courtes suivant les longues : on les croirait poussées sur un plan incliné ; c'est ainsi qu'un jour apparut peu à peu a flûte rustique, faite de roseaux inégaux. Alors, il attache les plumes centrales avec du lin et celles d'en bas avec de la cire, et, une fois ainsi disposées, il les incurve légèrement pour imiter les vrais oiseaux. [...] Lorsqu'il eut mis la dernière main à l'œuvre entreprise, l'artisan équilibra lui-même son corps entre ses deux ailes et resta suspendu dans l'air qu'il mettait en mouvement. Il équipa aussi son fils et dit : « Icare, je te conseille de voler sur une ligne médiane, car, si tu vas trop bas, l'eau risquerait d'alourdir tes plumes, et trop haut, le feu du soleil pourrait les brûler. Vole entre les deux. [...] Suis ta route en me prenant pour guide ! » En même temps, il lui transmet les règles du vol et adapte à ses épaules des ailes qu'il ne connaît pas. Pendant que l'homme mûr s'affairait et donnait ses conseils, ses joues se mouillèrent et ses mains de père se mirent à trembler. Il donna à son fils des baisers qu'il ne répéterait plus et, soulevé par ses ailes, il s'envole le premier, soucieux de son compagnon, comme l'oiseau qui pousse du nid dans l'espace sa tendre progéniture ; Dédale l'exhorte à le suivre, l'initie à son art maudit, agite ses propres ailes et se retourne, regardant celles de son fils. Un pêcheur prenant des poissons à l'aide d'un roseau tremblant, un berger appuyé sur son bâton, un laboureur penché sur sa charrue, les virent, restèrent interdits et prirent pour des dieux ces êtres capables de voyager dans l'éther.

[...] C'est alors que l'enfant se sentit grisé par son vol audacieux, et cessa de suivre son guide ; dans son désir d'atteindre le ciel, il dirigea plus haut sa course. La proximité du soleil bientôt ramollit la cire parfumée qui servait à lier les plumes.

La cire avait fondu ; Icare secoua ses bras dépouillés et, privé de ses ailes pour ramer, il n'eut plus prise sur l'air, puis sa bouche qui criait le nom de son père fut engloutie dans la mer azurée, qui tira de lui son nom. De son côté, son malheureux père, [...] aperçut sur l'eau des plumes, maudit son art et honora d'un tombeau le cadavre de son fils, et cette terre fut désignée par le nom du défunt inhumé.

Ovide - Les Métamorphoses, livre VIII, traduction des vers 183 à 236

Pour voir dans un nouvel onglet le texte original et sa traduction, cliquer sur ce détail du tableau d'Antoine Van Dyck  : Dédale et Icare

4. les enseignements de ce texte

Ce texte d'Ovide nous apporte plusieurs enseignements en lien avec notre thématique :

a. l'aspect divin ou surhumain du vol.

Dans l'Antiquité la capacité à voler était réservée aux oiseaux et aux dieux . On lit aux vers 217 à 219 une description mentionnant trois hommes de différents métiers qui représentent l'ensemble des hommes et qui prennent Dédale et Icare pour des dieux. "Hos aliquis tremula dum captat harundine pisces, aut pastor baculo stiuaue innixus arator uidit et obstipuit, quique aethera carpere possent, credidit esse deos."Un pêcheur prenant des poissons à l'aide d'un roseau tremblant, un berger appuyé sur son bâton, un laboureur penché sur sa charrue, les virent, restèrent interdits et prirent pour des dieux ces êtres capables de voyager dans l'éther.

Cet aspect divin du vol se retrouve également dans l'autre récit que fait Ovide  de cette fuite aérienne dans L'art d'aimer où Dédale demande la permission aux dieux de passer par cette voie.  [2 ; 39-40]: Puissant Jupiter ! excuse mon entreprise. Je ne prétends point m'élever jusqu'aux célestes demeures ; mais je profite de l'unique voie qui me reste pour fuir mon tyran. Si le Styx m'offrait un passage, je traverserais les eaux du Styx. Qu'il me soit donc permis de changer les lois de ma nature.

On le retrouve également dans les conseils donnés par Dédale à son fils. Les dieux habitent dans les parties supérieures du ciel (l’Éther) alors que l'eau représente la mort. D'où l'importance de rester dans les régions médianes , ce que ne fait pas Icare et qui provoque sa chute. (Il entre dans le domaine des dieux qui le punissent en faisant fondre ses ailes).

Enfin, les qualificatifs apportés tout au long du texte à cette entreprise rapellent qu'elle n'est pas naturelle pour l'homme, ce qui comme souvent dans la mythologie greco-latine se retourne contre son auteur. Au vers 223 audaci coepit son vol audacieux, au vers 215 damnosasque (...) artes art maudit, ou encore au vers 234 deuouitque suas artes maudit son art .

b. la démarche de copie des oiseaux

Le récit d’Ovide  montre chez Dédale une logique de copie des oiseaux, tant dans la conception des ailes que dans leur utilisation.

Le détail rapporté par Ovide  de la conception des ailes montre une observation attentive des ailes des oiseaux

- dans l'agencement des plumes aux vers 189 et 190 "Nam ponit in ordine pennas, a minima coeptas, longam breuiore sequenti" En effet, il dispose des plumes régulièrement, commençant par la plus petite, les plus courtes suivant les longues. 

- dans la forme incurvée de l'aile aux vers 194 et 195 "atque ita conpositas paruo curuamine flectit,"et, une fois ainsi disposées, il les incurve légèrement pour imiter les vrais oiseaux.

Cette copie des oiseaux se retrouve dans l'utilisation des ailes : le mouvement de battement des ailes d'oiseau est reproduit par Dédale et Icare notamment au vers 216 "et mouet ipse suas et nati respicit alas" agite ses propres ailes et se retourne, regardant celles de son fils"

On retrouve également cette démarche d'observation dans la compréhension des principes physiques du vol avec la portance que génèrent les ailes au moment du vol aux vers 201-202 "imposita est, geminas opifex librauit in alas ipse suum corpus motaque pependit in aura." l'artisan équilibra lui-même son corps entre ses deux ailes et resta suspendu dans l'air qu'il mettait en mouvement.

et par l’absence de ces effets lors de la chute d'Icare au vers 227 "nudos quatit ille lacertos, remigioque carens non ullas percipit auras," Icare secoua ses bras dépouillés et, privé de ses ailes pour ramer, il n'eut plus prise sur l'air,

 

C'est finalement au vers 213, au moment de l'envol que nous retrouvons le paroxysme de la "transformation" de ces êtres humains en oiseaux puisqu'il ne s'agit plus d'une comparaison à une caractéristique des oiseaux mais d'une assimilation aux oiseaux eux-mêmes : Dédale poussant son fils inexpérimenté est décrit avec les termes d'un oiseau poussant son oison hors du nid. "ante uolat comitique timet, uelut ales, ab alto quae teneram prolem produxit in aera nido" ; il s'envole le premier, soucieux de son compagnon, comme l'oiseau qui pousse du nid dans l'espace sa tendre progéniture 

c. le génie de l'intelligence humaine

A travers cet épisode, Ovide montre au lecteur les capacités de l'homme puisque c'est le génie d'Icare qui lui permet d'aller au delà des limites imposées par la nature (et donc par les dieux).

Si ces fruits de l'intelligence sont comparés à une autre invention au vers 191"sic rustica quondam fistula disparibus paulatim surgit auenis" c'est ainsi qu'un jour apparut peu à peu la flûte rustique, faite de roseaux inégaux. , Ovide montre aux vers 189 et 190 que grâce à l'intelligence l'homme peut dépasser les lois de la nature. Dixit et ignotas animum dimittit in artes naturamque nouat. Sur ces paroles, il se concentre sur un art inconnu et impose à la nature des lois nouvelles.

Mais ce poème épique est également un avertissement sur les tentations que peut générer cette intelligence : C'est "l'hybris", c'est à dire l'orgueil, l'insolence qui pousse les hommes à égaler les dieux. Ils finissent toujours par être châtiés. Ici Dédale reste sage (au vers 210, Dédale est décrit non pas comme auparavant par son nom  ou par son rôle de père, mais par le terme Seniles qui se traduit par homme mur ou homme sage) au contraire d'Icare qui le paye de sa vie en empruntant la voie haute que son père lui avait interdite.

La Chute d’Icare, Carlo Saraceni (peint entre 1600 et 1607)

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